La tyrannie de la majorité

Publié le par Anne Grimaldi

Cultures lycéennes. La tyrannie de la majorité

Dominique PASQUIER

2005

 

NOTES DE LECTURE

DE MONIQUE ABELLARD

sur www2cndp.fr

 

 

 

Résumé

Partant d’une enquête par questionnaires et entretiens semi-directifs réalisée dans trois lycées de Paris et de sa banlieue, Dominique Pasquier s’interroge sur le rapport des lycéens à la culture. Les pratiques médiatiques et les nouveaux modes de communication, la massification scolaire et les transformations des relations entre parents et enfants ont contribué à distendre le rapport à la culture consacrée (transmission verticale de la culture de l’école) au profit d’une transmission culturelle horizontale entre pairs où la culture dominante serait la culture populaire.

Commentaire critique

Dominique Pasquier, sociologue, directrice de recherche au CNRS, travaille sur les médias depuis de nombreuses années. Sa remarquable recherche, La Culture des sentiments. L’expérience télévisuelle des adolescents (Paris, éditions de la Maison des Sciences de l’homme, 1999), a été commentée sur ce site. La recherche présentée dans Cultures lycéennes est à la croisée de plusieurs champs disciplinaires en sociologie (culture, éducation, famille, jeunesse, réseaux et communication). C’est notamment ce qui en fait tout l’intérêt.
Son analyse s’appuie sur une enquête par questionnaires menée en 2001-2002 dans trois lycées généraux et technologiques : le premier au centre de Paris près d’une grande bibliothèque accessible aux élèves (Sainte-Geneviève ?), qu’elle appelle « Boileau » pour préserver son anonymat (faut-il rappeler que Boileau, dans la querelle des Anciens et des Modernes, défendit les écrivains de l’Antiquité comme modèles indépassables, et s’opposa à Perrault auteur du poème intitulé Le Siècle de Louis le Grand ?) ; le deuxième, en banlieue Est (recrutement en milieu socialement défavorisé, peu de filières générales et un grand nombre d’options technologiques) ; et le troisième, en banlieue Sud (recrutement social très diversifié).
Dans un deuxième temps, une soixantaine d’entretiens semi-directifs ont été réalisés auprès de vingt lycéens du premier lycée et de quarante-cinq lycéens du troisième. Ce travail de terrain ne peut prétendre représenter l’ensemble des lycéens. En effet, il ne concerne que la région parisienne et aucun entretien semi-directif dans le lycée de la banlieue Est n’a été effectué. Il apporte cependant des informations et une réflexion intéressantes sur la question de la transmission culturelle dans des contextes de mixité sociale différents et de massification scolaire, à un âge où l’autonomie des lycéens vis-à-vis de leurs parents semble de plus en plus grande, alors même que les principales contraintes viennent de l’institution scolaire et de la forte normativité du groupe des pairs. D’où le sous-titre du livre faisant référence à un passage de La Crise de la culture de Hannah Arendt : « Affranchi de l’autorité des adultes, l’enfant n’a donc pas été libéré, mais soumis à une autorité bien plus effrayante et vraiment tyrannique : la tyrannie de la majorité. »
Reprenant les analyses d’Olivier Donnat dans Regards croisés sur les pratiques culturelles (2003, commenté sur ce site) – la montée de l’éclectisme culturel des milieux favorisés –, Dominique Pasquier montre que le modèle proposé par Pierre Bourdieu dans La Distinction (transmission de la culture consacrée d’une génération à l’autre dans les milieux favorisés) a du mal à se maintenir en grande banlieue : comparés aux lycéens de Boileau, les lycéens favorisés de banlieue apprennent moins souvent à jouer d’un instrument de musique et, de manière moins académique (conservatoire). 29 % des lycéens de Boileau citent la musique classique comme genre musical préféré, qui n’est cité par aucun élève de la banlieue Sud. Le rock, en tête des préférences musicales à Boileau, recueille un score deux fois plus faible dans les établissements de banlieue où le rap et le R’n’B sont très écoutés alors qu’ils sont quasiment absents des choix des lycéens de Boileau. La culture est envisagée dans un sens large, comme une expérience collective impliquant engagement et interactions. Ainsi, les goûts musicaux sont associés à des mises en scène de soi (coupe de cheveux, accessoires, vêtements, formes de sociabilité), transformées en styles de vie. Lors des entretiens, il apparaît que les lycéens favorisés de la banlieue Sud, contrairement à ce qu’on observe au lycée Boileau, ne peuvent afficher leur goût pour la musique classique considérée comme « bourgeoise » : dans un contexte de mixité sociale, la sociabilité horizontale de l’entourage générationnel caractérisée par des réseaux de liens faibles parviendrait, en raison d’une plus forte pression à la conformité du groupe des pairs, à contrecarrer la transmission verticale des parents favorisés au profit des cultures de la rue. On aimerait évidemment en savoir plus pour cerner les éventuels biais d’échantillonnage : les « milieux favorisés » de la banlieue Sud et ceux de Boileau ont-ils les mêmes caractéristiques sociales ? Pourquoi aucun entretien n’a-t-il été effectué auprès des lycéens de la banlieue Est ?
Concernant d’autres pratiques, comme les jeux vidéo, l’usage du téléphone, les émissions de télévision, Dominique Pasquier montre que les représentations des lycéens dévalorisent les pratiques « féminines » (séries télévisuelles, fictions romanesques) alors que les « jeux vidéo », associés à la société des garçons, sont moins critiqués, y compris par les filles qui ont intériorisé cette hiérarchie. Les contraintes parentales pesant sur les sorties et les loisirs des filles sont plus fortes que celles pesant sur les garçons qui peuvent diversifier leurs pratiques, leurs sorties et leurs réseaux de sociabilité. On pouvait s’attendre à une analyse des temps contraints (tâches domestiques, temps consacré au travail scolaire) pour éclairer cette opposition mais Dominique Pasquier se contente de noter ce rapport au temps différent. Si le contrôle des parents est particulièrement bien mis en évidence à propos du téléphone (contrôle des coûts en milieu populaire auquel s’ajoute un contrôle des usages dans les familles favorisées), des jeux vidéo et du téléviseur dans les milieux favorisés, on ne voit nulle part mentionner le multi-équipement et la privatisation des téléviseurs dans les chambres des adolescents, plus fréquent dans les milieux défavorisés culturellement. L’auteur note cependant qu’un usage intensif des jeux vidéo est associé à une moindre réussite scolaire, d’une part, et plus souvent à une origine populaire, d’autre part. Sur Internet, les milieux populaires pratiquent davantage les chats ouverts avec des inconnus, alors que les milieux favorisés pratiquent davantage l’entre-soi, ce qui n’est pas sans rappeler l’analyse de Michel Bozon concernant les lieux de rencontre du conjoint.
Reprenant à son compte l’analyse de Pascal Duret (Les Jeunes et l’Identité masculine, Paris, Puf, 1999), Dominique Pasquier constate que les lycéens de Boileau, du fait de leur origine sociale très favorisée, ne s’adonnent pas aux pratiques sexuellement stéréotypées (jeux vidéo ou consommation de séries télévisuelles) : les pratiques « féminines » (lecture, communication interpersonnelle comme expression de soi) peuvent avoir droit de cité parce que la culture classique ne ségréguerait pas les sexes. Dans les lycées de banlieue, la démocratisation s’est effectuée selon l’auteur sur le « déclin de l’homme cultivé », au profit de l’héroïsation de tout ce qui touche aux cultures populaires. Les filles semblent moins soumises aux pressions des groupes en raison des formes de sociabilité davantage fondées sur des liens forts, ce qui constitue plutôt un avantage qu’un handicap pour la réussite scolaire.
Ce livre très riche et passionnant intéressera tout autant les sociologues, parce qu’il incite à poursuivre les recherches dans cette voie, que les acteurs les plus avertis (lycéens, enseignants, parents… les plus favorisés) qui sont amenés à se poser des questions.

Niveau de lecture

Accessible dès le lycée en raison du thème, de l’écriture limpide et des nombreux exemples, l’ouvrage peut aussi être abordé dans une perspective plus théorique. Il devrait intéresser les agrégatifs en sciences économiques et sociales qui travaillent le thème « famille et modernité occidentale ».

Note de lecture rédigée par Monique Abellard,
professeur au lycée Paul-Lapie, Courbevoie (92)

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